par Javier Bassas, philosophe, professeur à l’Université de Barcelone
La pensée de l’animalité traverse nos sociétés et se manifeste chaque jour d’une façon plus puissante, nécessaire, même comme une injonction. Mais il faudrait en fait comprendre «la pensée de l’animalité» .
Comment peut-on «agir pour le vivant» sans devenir des simples gestionnaires des animaux et des plantes ? (INGOLF KONIG-JABLONSKI/dpa Picture-Alliance via AFP)
La philosophie se penche sur la question animale comme philosophie animaliste en prenant la forme d’une politique qui, en peu de mots, dénonce l’anthropocentrisme et défend l’égalité des humains et des non humains. Ce même dossier «Agir pour le vivant» en serait une preuve de plus : nous agissons pour le vivant, nous dénonçons l’inégalité cruelle envers les animaux (les plantes, la Terre), nous prenons leur défense face à la productivité imposée sur leurs vies.
Or, le problème que pose ce premier chemin-là c’est qu’il ne peut pas y avoir, au sens strict du terme, une «politique» des animaux. L’affirmation paraît forte et déroutante. Mais elle est vraie au moins au sens que nous avons discuté avec Jacques Rancière dans les Mots et les Torts (1) et qui, en s’appuyant sur Aristote, pose que l’activité politique est une activité qui ne s’introduit que dans le cadre des rapports de domination entre des humains, car ceux-ci sont les seuls à avoir le logos (2). Pour les animaux (les plantes ou la Terre), il s’agira toujours des humains qui agissent pour eux. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir une politique des animaux et, par conséquent, il ne peut pas y avoir non plus d’émancipation animale. L’émancipation a besoin d’un sujet qui soit en même temps le sujet et l’objet de la même action, ce qui est impossible pour les animaux. Car, pour l’émancipation politique, il y a en effet une nécessité de «réciprocité» en vue de l’égalité (de se mettre à la place du dominant et de faire /penser /parler /sentir comme si on était l’autre) que les animaux ne peuvent certainement pas accomplir. Ceci réduit donc toute action pour le vivant au domaine de la représentativité, de la gestion de leurs vies.
Impossibilité d’émancipation
Heidegger affirmait dans un cours de 1929 que les animaux sont «pauvres en monde» (Weltarm), qu’ils «périssent» et ne meurent pas, car ils n’ont pas la capacité de se rapporter au monde et à la mort «en tant que tels». Il leur manquerait donc l’«Als-Struktur», la structure de l’«en tant que tel». Cette approche s’appuie sur la différence ontologique (le rapport privilégié du «Dasein» à l’être de l’étant, alors que les animaux ne se rapportent qu’à des étants (3). Or, notre point c’est que les animaux ne sont pas si «pauvres», qu’ils meurent aussi bien qu’ils n’aient pas notre «Als-Struktur» ni notre «être-pour-la-mort» (Sein zum Tode), mais qu’ils ne peuvent pas pour autant s’émanciper. La politique des animaux n’existe donc pas parce qu’ils n’ont pas la «Wie-Struktur», la structure du «comme», de faire «comme» le dominant dans ce rapport réciproque et nécessaire pour la politique que nous avons signalé plus haut et qui vise l’égalité. Mais c’est alors là que tout s’arrête ? Rien à faire pour les animaux, pour le vivant ?
La question qui se pose c’est alors : comment peut-on «agir pour le vivant» sans devenir des simples gestionnaires des animaux et des plantes, des simples élus qui les représentent, qui défendent leurs droits et qui s’approprient leur voix (phone) en les réduisant à des «objets» de nos intérêts et de nos discours (logos) ?
Prenons maintenant notre syntagme comme un génitif subjectif, un sens dissensuel : la pensée de l’animalité signifierait alors la pensée que développent les animaux, ce que les animaux pensent, sentent, font. C’est ainsi, tout simplement, que les animaux deviennent du coup des sujets. On pourrait nous lancer vite une objection : «Nous ne pouvons pas savoir ce que pensent (s’ils pensent vraiment) et sentent les animaux.» Mais le point n’est pas là, car nous n’avons pas besoin de savoir ce qui traverse exactement leur tête et leurs corps. Nous devons tout simplement les regarder, apprendre d’eux : les animaux ne peuvent (et ne devraient surtout pas) faire comme nous, mais nous pouvons les humains faire comme eux.
Désintérêt pour la temporalité productive
Dans cette direction, [Gilles] Deleuze et [Félix] Guattari nous signalent un bon chemin avec leur notion du «devenir animal» dans Mille plateaux : devenir-animal est une tâche qui consiste dans un travail sur soi, un travail d’ascèse qui mène vers la quête de l’impersonnel, l’indiscernable, l’imperceptible (4). Et il y aurait de même à convoquer la notion «d’existence suspensive» qui apparaît dans plusieurs textes de Jacques Rancière et qu’on pourrait appliquer ici : apprendre des animaux, les regarder comme des existences suspensives qui opèrent dans l’indétermination de l’en-soi et qui interrompent le consensus de nos distinctions (humain, non humain, etc.) et, surtout, la naturalité de nos identités humaines.
Il est pourtant vrai que ces penseurs rattachent finalement ces réflexions au travail philosophique ou artistique (5). C’est que nous essayons ici, par contre, c’est de rester dans le quotidien de la vie : notre rapport à tous les animaux et à ce que nous mangeons, notre façon de vivre au jour le jour sur la Terre. Dans ce niveau quotidien et prosaïque, les animaux peuvent nous apprendre beaucoup de choses et, notamment, ils peuvent nous apprendre non seulement à nous libérer de notre souci excessif pour nos personnalités et nos identités – qui sont à l’origine de tous les conflits –, mais ils peuvent aussi nous apprendre à vivre autrement. Je pense surtout à la chronodiversité animale (et végétale), c’est-à-dire tout d’abord à leur désintérêt pour la temporalité productive stressante qui tue notre vie tous les jours, et qui massacre aussi leurs vies ; je pense aussi à leur vie avec des fins, mais sans telos ; je pense à leur capacité à vivre avec l’immaîtrisable, parmi bien d’autres choses. Il s’agirait, en définitive, d’agir pour les animaux (pour le vivant) en agissant comme eux.
C’est ainsi que l’impossibilité de l’animal émancipé devient la possibilité d’une émancipation des humains grâce aux animaux et pour le vivant. Les animaux deviennent donc ce que Rancière appelle – dans un tout autre contexte mais qu’on se permet de l’appliquer ici – des «maîtres ignorants» : ils nous apprennent ce qu’eux-mêmes ils ignorent.