par David Gremillet, directeur de recherche au Centre d’études biologiques de Chizé
Sur les côtes de Pologne, en septembre. (Krzysztof Zatycki /AFP)
Pendant les confinements de 2020, nous étions assignés à résidence. J’étais arrivé dans le sud des Deux-Sèvres quelques mois plus tôt et mon existence rurale, d’ores et déjà paisible, devint monacale. Comment survivre à l’enfermement ? Voyage autour de ma chambre était d’ores et déjà paru en 1794, et des dizaines d’ouvrages seraient bientôt écrits sur la pandémie et son impact sur les sociétés.
Les premières hirondelles m’ont donné la réponse. Rentrées d’Afrique en mars 2020, elles portaient un message insolent et superbe : nous existons sans vous, malgré vous. Alors que l’humanité était obnubilée par sa survie nombriliste, la part sauvage du monde vaquait à ses occupations, peut-être un peu plus librement que d’habitude (2). J’ai décidé d’écrire ces vies animales, pour échapper à une actualité anxiogène et rêver à d’autres possibles. En tant qu’écologue, je n’en pouvais plus d’être porteur de mauvaises nouvelles ; seuls mes résultats de recherche les plus apocalyptiques étaient relayés dans la presse. Il s’agissait notamment de mes travaux sur les pêcheries qui affament bien des oiseaux marins, les survivants étant martelés par les conséquences du réchauffement climatique et autres changements globaux.
Je ne minimise pas ces drames ; la communauté mondiale des oiseaux marins a régressé de moitié en quatre décennies, perdant des centaines de millions d’individus. Mais une autre histoire naturelle existe, souvent loin de nos yeux. Chez les oiseaux marins, elle prend toute son ampleur quand ils disparaissent en haute mer. Nous connaissons bien leurs facéties terrestres pendant la saison de reproduction, la posture dressée des manchots, la démarche pataude des albatros. Ceci ne représente qu’une minuscule fraction de leur existence, presque la parodie d’une vie résolument aérienne et aquatique.
Le monde des oiseaux marins demeure inattendu malgré la profusion de documentaires animaliers. Je me suis promené dans leur histoire, qui est aussi la mienne depuis trente ans. En pensées, puis au fil des mots sur la page, ils m’ont entraîné tout autour de la planète, du Groenland à l’Antarctique en passant par les côtes françaises (3). J’ai vu les océans par leurs yeux, dans la tempête et la nuit polaire, sous le soleil implacable des tropiques, avec des eaux parfois bleues et vides, parfois brunes et tourbillonnantes de vie. Leurs migrations m’ont fait voyager sur des dizaines de milliers de kilomètres jusqu’aux confins des mers, qu’ils naviguent avec une précision redoutable pour retrouver leurs congénères aux antipodes. J’ai, en vain, retenu ma respiration, quand ils ont plongé jusqu’au cœur de l’océan, là où la pression hydrostatique les transforme en galettes à plumes, là où ils saisissent des proies luminescentes dans la noirceur.
Nos ancêtres se réunissaient à la veillée, pour égailler une existence souvent sombre de contes et légendes nourris de la vie des animaux qu’ils côtoyaient. Aujourd’hui encore, les mondes sauvages dépeints par les naturalistes illuminent la terreur nocturne d’une humanité à bout de souffle.
(1) Chronique «Un été arctique».
(2) Lire aussi l’anthropause n’aura pas lieu.
(3) Les manchots de Mandela, Actes Sud, 240 pp., 21 euros