La loutre de mer, les oursins et les algues

La loutre de mer, les oursins et les algues

 

par David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’études biologiques de Chizé

Chaque semaine sur notre site, «l’Albatros hurleur», une chronique écologique de David Grémillet. Aujourd’hui, la place de ces animaux marins dans l’écosystème de l’Alaska.

Quand les Européens ont colonisé la côte de l’Alaska au XIXe siècle, ils ont suscité un commerce des peaux de loutres de mer qui a entraîné la disparition de cette espèce dans la région. En l’absence des loutres, les oursins dont elles raffolent ont pullulé. Ils ont brouté toutes les laminaires, ces grandes algues brunes qui atteignent parfois des dizaines de mètres de long et bordent les côtes du Pacifique Nord. Les forêts de laminaires ont disparu, laissant les petits poissons sans protection et la côte à nu face aux vagues de l’océan. Cette «cascade écologique» est un exemple emblématique de l’impact massif de l’extermination d’une seule espèce, sur tout un paysage marin.

La transformation est fort heureusement réversible : dès que les loutres ont été réintroduites en Alaska à la fin des années 1960, elles sont reparties à la pêche aux oursins. Là où elles prospèrent, les forêts de laminaires sont moins férocement broutées, et récupèrent graduellement. Tout est bien qui finit bien ? Pas complètement, car, au-delà des oursins, les loutres adorent déguster des coquillages. Elles les rapportent à la surface et, flottant confortablement sur le dos, elles les fracassent avec des cailloux. Depuis la côte, on peut facilement observer les loutres s’offrant un plateau de fruits de mer, puis se toilettant vigoureusement en compagnie de leur progéniture. Même les plus endurcis des scientifiques qualifient ce spectacle de «merveilleusement adorable». Les peuples premiers du sud de l’Alaska, qui vivent notamment de la pêche aux coquillages, ne sont pas totalement sous le charme. Les communautés locales voient les loutres comme des compétitrices, et ont obtenu des licences de chasse, réduisant fortement les populations des petits mammifères marins à proximité du village de Sitka dans l’archipel Alexandre.

Une mosaïque de micro-habitats côtiers

La cohabitation entre pêcheurs et loutres est-elle donc impossible ? Les chercheurs de l’Université de Californie à Santa Cruz se sont penchés sur la question (1) . Pendant trois décennies, ils ont étudié les loutres, les oursins et les laminaires près de Sitka ainsi qu’à Torch Bay, une zone inhabitée du sud de l’Alaska. Ils ont retracé les hauts et les bas de la cascade écologique liée aux loutres : avec elles vont et viennent les forêts de laminaires. Cependant, au-delà de ces grandes tendances, ils ont identifié toute une mosaïque de micro-habitats côtiers, au sein desquels les loutres ont des territoires très restreints : les femelles passent toute leur existence dans un rayon de 10-25 km, et les animaux évitent les zones dans lesquelles ils risquent de rencontrer leurs prédateurs, les orques et les grands requins blancs.

 

Dans les infinis paysages de l’Alaska, un équilibre écologique est donc susceptible de s’établir naturellement ; les communautés locales ne doivent pas nécessairement choisir entre loutres et coquillages, entre écotourisme et pêcheries. Comme le notent les auteurs de l’étude, cette hypothèse est renforcée par «des preuves archéologiques que les indigènes du nord-ouest du Pacifique avaient accès à des zones distinctes, où les coquillages et les loutres de mer étaient abondants».

(1) Gorra et al. (2022) Southeast Alaskan kelp forests : inferences of process from large-scale patterns of variation in space and time. Proc. R. Soc. B 289 : 20211697. https://doi.org/10.1098/rspb.2021.1697
David Grémillet est directeur de recherche CNRS au Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS-La Rochelle université). Chaire d’excellence Nouvelle-Aquitaine.
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