par Réjane Sénac, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof)
La pandémie de Covid-19 ne porte pas une incertitude passagère mais interroge profondément les conditions d’un futur vivable.
La pandémie de Covid-19 a été un moment de bousculement et d’accélération dans la prise de conscience de l’interdépendance du vivant au-delà des frontières et de la justice sociale et écologique. Pendant et après le confinement, des initiatives communes ont été portées par des organisations syndicales et associatives, notamment via des tribunes, afin d’alerter contre le risque de recomposition du système inégalitaire global et mondial. La dénonciation d’un mode de production inégalitaire dans l’accaparement et la destruction des ressources humaines et du ou des vivants questionne l’imbrication des injustices et des inégalités. Les actrices et acteurs des mobilisations se confrontent ainsi au défi de porter une opposition, mais aussi des propositions pour que «le monde d’après» soit celui du dépassement d’un système reposant sur l’intrication d’oppressions et de dominations sexistes, racistes, spécistes et écocidaires. La pandémie et ses conséquences ont en effet mis en évidence l’interdépendance des humains entre eux et avec le vivant. Elle ne porte pas une incertitude passagère, mais interroge profondément les conditions pour que demain soit vivable. La remise en cause des rapports de force et des violences héritées n’est pas seulement perçue comme juste, mais aussi comme nécessaire à notre survie collective et individuelle.
Cette pandémie remet en cause l’injonction au «there is no alternative». Elle démontre en effet que si l’humanité veut survivre, elle doit remettre en cause le mythe de la croissance illimitée et l’indexation de l’épanouissement individuel à la consommation. Les alternatives («there are many alternatives») ne sont pas nées avec la pandémie, mais elle les a rendues plus visibles et valorisées. La réappropriation du politique par des alternatives a pris la forme d’occupations de l’espace public physiquement (les mouvements de place, les gilets jaunes, Extinction Rebellion, les collages contre les féminicides…) ou virtuellement, comme avec les mouvements #MeToo, #BlackLivesMatter ou #OnVeutRespirer. Elle a donné une légitimité à des sujets comme les violences sexuelles, racistes, policières ou contre les animaux non-humains en court-circuitant les corps intermédiaires. A travers la mise en visibilité d’injustices vécues individuellement, mais dénoncées collectivement comme l’expression d’inégalités structurelles, les frontières entre l’intime et le politique, l’expression des émotions et de la raison sont remises en cause. La création de communautés politiques prend la forme de rencontres, d’échanges et de débats dans un espace public réapproprié et partagé.
Utopies en actes
Les résultats de l’élection présidentielle d’avril sont marqués par un fort taux d’abstention (28%) et par une proportion record du vote pour les candidat·e·s d’extrême droite, Marine Le Pen réunissant 41,5% des suffrages exprimés au second tour. Les résultats des élections législatives confirment cela avec un taux d’abstention de plus de 53% au second tour et 89 députés Rassemblement national élus. Ces résultats nous appellent à la vigilance face à une conception téléologique optimiste sur un «monde d’après» plus juste et égalitaire. La candidate du RN avait en effet annoncé qu’elle commencerait son mandat présidentiel par un référendum dont elle espérait qu’il rendrait possible de changer la Constitution «pour stopper l’immigration» en rendant légal l’expulsion des «clandestins, délinquants et criminels étrangers» et l’application de la «préférence nationale» pour l’accès à l’emploi, au logement et aux aides sociales. La désaffection pour la démocratie représentative et l’importance de la présence médiatique, électorale et idéologique de l’extrême droite ne doit pas occulter la vivacité des mobilisations contre les injustices dans leur pluralité et leur complexité (intersectionnalité, écoféminisme, municipalisme libertaire…).
Dans la recherche que j’ai effectuée auprès de 130 responsables d’association et activistes féministes, antiracistes, écologistes, antispécistes, pour la justice sociale et écologique, le lien entre les alternatives locales et leur participation à une transformation du cadre politique au niveau national est très peu abordé et de manière elliptique, voire énigmatique. A travers la métaphore «les îlots feront des archipels», les utopies en actes sont décrites et pensées par les activistes interviewées, dans la plus grande horizontalité possible, comme vectrices d’émancipation au présent pour celles et ceux qui les vivent. La question de savoir si ce sont des expérimentations préfiguratives d’un autre commun dans le futur est peu explicitée, voire refusée au nom d’une défiance vis-à-vis du risque hégémonique de toute généralisation. La métaphore de l’archipel est associée principalement au municipalisme libertaire ou aux travaux sur l’identité-relation des philosophes et écrivains Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Certains militants et activistes critiquent cette réponse métaphorique comme un abandon de la question «comment changer de monde ?» au prétexte de l’élaboration de communautés permettant à quelques privilégiés de changer «leur» monde en s’extrayant du monde. La question se pose en effet de savoir si l’objectif est de rendre possible la cohabitation de plusieurs communautés vivant selon des conceptions différentes du juste ou la coconstruction d’un monde meilleur et commun pour chacun et chacune. Le «qui» de ce commun est central car il nous oblige à nous interroger sur les frontières du politique au-delà d’une conception anthropocentrée qui a démontré ses limites et ses dangers en promouvant une toute-puissance destructrice.
«Marcher séparément, frapper ensemble»
L’attachement des activistes à une autonomie des alternatives fait écho à la défense par Léon Trotski d’un front commun conjuguant l’expression spontanée des revendications et l’organisation d’une alliance qui ne soit pas déterminée a priori par les appareils partisans. Sa métaphore, «marcher séparément, frapper ensemble», dit la volonté, toujours actuelle, de conjuguer la préservation de la liberté et de la spécificité des revendications et des luttes avec la force d’une alliance contre l’ennemi commun : le néolibéralisme sexiste, raciste et écocidaire. En 1932, dans la Révolution allemande et la Bureaucratie stalinienne, Trotski explicite ce défi en affirmant que «le bloc n’est créé que pour des actions pratiques de masse. Les transactions au sommet sans base de principe ne mènent à rien, sauf à la confusion». (1) En cette période suivant les élections législatives, cette affirmation peut être comprise comme une invitation à élaborer une union qui demeure une synergie entre mobilisations et revendications.
Pour participer d’un «monde d’après» émancipateur, l’enjeu pour les partis politiques se qualifiant comme une union populaire écologique et sociale est de se réapproprier la démocratie représentative pour qu’elle devienne un espace de discussion des sujets politiques portés par les mobilisations contemporaines contre les injustices.
(1) Léon Trotski, la Révolution allemande et la Bureaucratie stalinienne, Œuvres, 1932.