par David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier
Un cyclope, crustacé d’un à deux millimètres qui doit son nom à un grand œil unique. (Viktoria Ruban/Getty Images)
L’hiver est là, avec sa froidure nocturne. Comme la moitié des plans d’eau du monde, les étangs de ma région gèleront bientôt en surface. Tout semble alors s’arrêter sous ce couvercle de glace ; les poissons attendent des jours meilleurs dans la vase. Mais quand les grands prédateurs se reposent, le petit peuple du plancton en profite pour sillonner la pénombre glaciale. C’est le cas des cyclopes, ces étranges crustacés d’un à deux millimètres qui doivent leur nom à un grand œil unique. De multiples paires de pattes leur permettent une natation saccadée, pour atteindre 35 centimètres par seconde quand ils sont poursuivis par les poissons. On les reconnaît surtout grâce à leurs grandes antennes, que les mâles utilisent pour agripper les femelles au moment de l’accouplement, et aux chapelets d’embryons que ces dernières remorquent de chaque côté de leur abdomen.
Mais que mangent les cyclopes sous la glace ? Au début de l’hiver, ils festoient d’algues microscopiques. Celles-ci utilisent la lumière résiduelle afin d’assurer la photosynthèse puis, quand ce n’est plus suffisant, ces plantes ont une capacité étonnante à se transformer en «animaux», gobant voracement les bactéries qu’ils trouvent autour d’eux. Les cyclopes broutent ces étranges «algues animales», et emmagasinent des graisses qui leur permettent de survivre jusqu’au dégel.
Tout frétillants au printemps
Le réchauffement climatique actuel chamboule la chronologie de l’hiver, réduisant notamment la durée d’englacement des plans d’eau. On ne connaissait pas l’impact de ces changements sur les écosystèmes lacustres, mais une étude menée par Marie-Pier Hébert de l’université McGill vient de combler cette lacune (1).
A la fin de l’été, les chercheurs et chercheuses québécois ont installé une plateforme flottante sur le lac Hertel, juste à l’est de Montréal. De part et d’autre de cette structure, ils ont accroché seize enclos de 3 400 litres, recréant autant d’écosystèmes miniatures, des profondeurs jusqu’à la surface. Vers la fin novembre, le lac a commencé à geler. Les universitaires ont laissé la glace se former à la surface de certains des enclos, mais ils ont maintenu les autres en eau libre pour une à trois semaines. Puis, jusqu’en mai de l’année suivante, ils ont étudié les conditions de lumières et les populations de plancton dans chaque dispositif. «Cela paraît simple, me dit Marie-Pier Hébert, mais il fallait y aller deux fois par jour, parfois par -35 °C. Nous avons utilisé du matériel spécialisé pour éviter que nos appareils et échantillons ne gèlent une fois sortis de l’eau.»
Là où la glace s’est formée tardivement grâce aux valeureux chercheurs, la luminosité est restée plus forte et les algues ont continué à nourrir les cyclopes jusqu’au cœur de l’hiver. Ceux-ci ont emmagasiné plus de graisses et étaient encore tout frétillants au printemps. Quand la glace a disparu fin avril et que le soleil a ravivé la croissance des algues planctoniques, de nombreux cyclopes se sont rués pour les brouter, offrant à leur tour plus de nourriture aux poissons sortis d’hivernage.
Le réchauffement climatique, en réduisant la durée d’englacement des plans d’eau, les prive d’une pause hivernale et accélère la vie du plancton. Les poissons seront-ils bientôt actifs tout l’hiver, à la chasse aux cyclopes ?