par David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier
Chaque semaine sur notre site, «l’Albatros hurleur», une chronique écologique de David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier. Aujourd’hui, des toiles sous-marines pour attraper insectes ou petits poissons.
L’araignée tétragnathe tisse des toiles à la surface de l’eau qui ressemblent aux filets de pêche des humains. (Oxford Scientific/Getty Images)
L’araignée tétragnathe tisse sa toile. De fil en fil, un orbe apparaît. Ce terme poétique évoque un cercle, ou une sphère. Chez les araignées, il est le plus souvent constitué d’une trame en rayons de soie comme le soleil d’un dessin d’enfant, recouverte d’une spirale de filaments gluants. Ce piège souple et résistant capte le plancton aérien, mais on vient de découvrir que certaines toiles pêchent aussi des petits insectes à la surface de l’eau (1).
Puissantes mandibules
Fin 2021 sur l’île de Kooragang, John Gould (Université de Newcastle, Australie) est à la recherche d’amphibiens survivants aux activités industrielles dans cette banlieue au nord de Sydney. «Je passe beaucoup de temps à patauger dans des zones humides la nuit, me raconte John. Il se trouve que ces zones hébergent de grandes populations d’araignées tétragnathe ; elles sont donc devenues ma petite curiosité et mon passe-temps scientifique.» Il remarque que les toiles d’araignées sont suspendues à la végétation, au-dessus de mares éphémères. La base de ces structures oblongues semble ancrée à la surface de l’eau, comme par magie. Les araignées tétragnathes, qui créent ces étranges toiles amphibies, sont connues en France pour leur silhouette toute en longueur, leurs puissantes mandibules.
«On savait déjà que les araignées peuvent tisser sous l’eau», note mon collègue australien. Notamment l’argyronète, qui vit dans une cloche à plongeur, une structure de soie retenant une bulle d’air. Lançant des raids depuis ce repaire, elle se nourrit de proies aquatiques, y compris de petits poissons. En observant le logis des araignées tétragnathes, John Gould pense tout d’abord que le niveau de l’eau est monté, noyant le bas des toiles. Mais il n’a pas plu récemment et les structures graciles ne semblent pas endommagées par l’eau, ni par le vent. Bien au contraire, le piège fonctionne parfaitement, capturant des petits patineurs (aussi appelés araignées d’eau, mais ce sont des insectes proches des punaises) à la surface de l’eau, ainsi que des mouches et des moustiques. De plus, les araignées utilisent leur toile comme un ponton, un point de départ à partir duquel elles partent en chasse. En effet, à l’instar de certains insectes, les tétragnathes peuvent marcher sur l’eau, grâce à la tension de surface.
«Proies juteuses»
«Les araignées complètent ainsi efficacement leur régime alimentaire, avec des proies juteuses inaccessibles en milieu aérien, conclut John Gould. Je trouve fascinant que les toiles demeurent intactes au contact de l’eau. Nous ne savons pas encore comment les araignées les construisent, mais leur ressemblance avec les filets de pêche des humains est touchante.»
Pour Rumsaïs Blatrix, chercheur CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, «cette étude confirme de très beaux travaux effectués au Costa Rica il y a plus de quarante ans (2). La capacité des araignées à utiliser la tension de surface de l’eau comme point d’ancrage de leur toile peut paraître incroyable. Quand on se donne le temps et la peine d’observer, la nature regorge de telles prouesses technologiques».
(1) Gould, J., García, L. F., & Valdez, J. W. (2023). «Water webbing : Long‐jawed spider (Araneae, Tetragnathidae) produces webs that touch the surface of ephemeral waterbodies», Ethology.
(2) Coddington, J., & Valerio, C. G. (1981). «Observations on the web and behavior of Wendilgarda spiders (Araneae : Theridiosomatidae)», Psyche, 87 (1-2), 93-105.