par David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier
Chaque semaine sur notre site, «l’Albatros hurleur», une chronique écologique de David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier. Aujourd’hui, les prouesses acoustiques du rapace.
Une chouette lapone en Finlande. (Jean-Paul Chatagnon/Biosphoto.AFP)
Un hibou grand-duc a élu domicile dans le nord de Montpellier. Sa voix de basse ponctue nos nuits «Hou ! Hou !» J’imagine un colosse de 75 cm de haut perché dans les pins, qui déploie 170 cm d’envergure pour fondre sur les rongeurs et les hérissons, parfois même sur un jeune renard qui fouine au clair de lune. Les techniques de chasse du grand-duc, précises et silencieuses, sont impressionnantes, mais j’ai appris qu’une cousine nordique les surpasse avec brio.
La chouette lapone, d’une taille similaire à celle du hibou grand-duc, vit dans les régions froides qui s’étendent de la Finlande aux confins de la Sibérie, du Québec à l’Alaska. En hiver, une épaisse couche de neige recouvre le paysage, dissimulant les campagnols dont elle raffole. Le canadien James Duncan, de l’ONG Discover Owls (à la découverte des chouettes) a observé les chouettes lapones à la pêche aux campagnols dans les prairies neigeuses du Manitoba : le grand rapace gris se perche sur une branche ou, encore mieux, un poteau téléphonique et attend patiemment. Puis il s’élance et plane à plus de six mètres par seconde, pour se stabiliser et voleter à quelques mètres au-dessus du couvert neigeux. En surface, rien ne distingue la zone choisie des alentours, mais soudain la chouette plonge, serres en avant. Elle transperce la neige sur 50 cm, pour saisir un campagnol mortellement surpris.
Une force physique impressionnante
Mais comment détecter une proie sous la neige depuis les airs, puis effectuer une attaque millimétrée ? Pour en savoir plus, James Duncan a sollicité Christopher J. Clark de l’université de Californie à Riverside et Robert Dougherty du département d’aéronautique de l’université de Washington à Seattle. Dans un article scientifique récent (1), l’équipe explore tout d’abord la complexité physique de la neige, un millefeuille plus ou moins compacté, avec un squelette de glace entrecoupé de bulles d’air. Comme le notent les auteurs : «Cette variation spectaculaire des propriétés matérielles et géométriques représente un défi complexe pour la chouette.» Perforer la couche glacée sur plusieurs dizaines de centimètres demande une force physique impressionnante, sachant qu’elle est assez dure pour qu’un humain puisse la fouler sans s’enfoncer.
Connaissant l’ouïe légendaire des chouettes, les scientifiques ont émis l’hypothèse d’une détection acoustique des proies. Cette idée était étayée par la morphologie des chouettes lapones : l’espèce dispose du plus grand masque facial de tous les rapaces nocturnes. Une énorme tête de 50 cm de diamètre en résulte, et l’on sait que ce disque facial fonctionne comme un entonnoir acoustique qui guide les bruits les plus infimes vers les oreilles.
Le vol stationnaire en mode hélicoptère
Afin d’étudier la propagation des sons en nature, l’équipe a inséré des haut-parleurs sous la neige dans les zones de chasse des chouettes, et diffusé le bruit d’un campagnol creusant dans une galerie neigeuse. Grâce à une batterie de 40 micros disposés à bonne distance, les chercheurs ont montré que les sons émis par les campagnols étaient détectables à plusieurs dizaines de mètres, mais fortement atténués et déformés vers des sons de basse fréquence. Cette gamme acoustique est précisément celle favorisée par l’ample disque facial de la chouette lapone. Néanmoins, même si l’animal entend que quelque chose se passe sous la neige, il est confronté à un autre problème physique. De par leur propagation irrégulière dans le labyrinthe de glace et d’air qui constitue la neige, les bruits qui trahissent la présence des campagnols créent un «mirage acoustique» : pour la chouette perchée, la source perçue des sons ne se situe pas exactement là où niche le campagnol. «J’avais complètement sous-estimé l’ampleur de ces mirages acoustiques», se souvient Christopher Clark. De la même manière, quand nous observons un poisson depuis la berge, la réfraction à la surface de l’eau nous dupe sur sa position véritable.
Voilà pourquoi la chouette lapone préconise le vol stationnaire en mode hélicoptère ; il lui permet, une fois parvenue au-dessus de la zone de chasse présumée, d’affiner graduellement sa position jusqu’à se placer à l’exacte verticale du campagnol, là où le son est le moins déformé et le moins atténué. Dans cet instant critique qui précède le plongeon dans la neige, la chouette lapone doit battre des ailes de manière parfaitement silencieuse, pour ne pas effaroucher sa proie ni perturber sa propre capacité à percevoir les sons. Ceci est permis par des plumes bordées d’un liseré qui étouffe tous les bruits de frottement, comme entre les doigts d’une main gantée de velours.
Andréa Thiebault, bioacousticienne du CNRS à l’Institut des Neurosciences Paris-Saclay, salue le travail de ses collègues nord-américains : «Nous supposons tous que les rapaces ont des capacités sensorielles étonnantes, mais bien peu d’études parviennent à identifier les phénomènes physiques à la base de ces performances !»
(1) Clark, C. J., Duncan, J., & Dougherty, R. (2022). Great Gray Owls hunting voles under snow hover to defeat an acoustic mirage. Proceedings of the Royal Society B, 289 (1987), 20221164.