Biodiversité : la taxonomie, une science qui ne risque pas l’extinction

Biodiversité : la taxonomie, une science qui ne risque pas l’extinction

par David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier

Chaque semaine sur notre site, «l’Albatros hurleur», une chronique écologique de David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier. Aujourd’hui, la nécessité brûlante de recenser les espèces avant qu’elles ne disparaissent.

David Grémillet rappelle qu’il est possible d’accélérer les découvertes d’espèces en multipliant les observateurs locaux, scientifiques et amateurs. (Mauro Pimentel/AFP)

La sixième extinction de masse entraîne les écologues dans une course folle. Pour protéger la nature il faut la connaître, au moins les espèces en présence. Une science s’emploie à identifier et nommer toutes les créatures vivantes d’hier et d’aujourd’hui : la taxonomie. Cette discipline était ringarde pendant mes études à la fin du dernier millénaire, elle reprend du galon aujourd’hui.

Et les taxonomistes ont fort à faire, notamment pour débusquer, décrire et nommer les espèces malmenées par les humains, avant qu’elles ne disparaissent. C’est une mission quasiment impossible sous les tropiques, dotés d’une formidable diversité biologique mais martelés par les changements globaux. On pense notamment à la déforestation dramatique de l’Amazonie, avec la disparition massive de plantes, d’animaux et de micro-organismes inconnus à la science.

Sciences participatives

Il est néanmoins possible d’accélérer les découvertes d’espèces en multipliant les observateurs locaux, scientifiques et amateurs. Ce principe est bien connu en France, sous la forme de sciences participatives promues par les réseaux sociaux, mais dans d’autres pays il s’associe à une décolonisation des activités de recherche.

Cette tendance est illustrée par une étude récente (1), menée par Jiajia Liu de Fudan University à Shangaï et ses collègues de six institutions en Chine, au Brunei et en Australie. Selon leurs analyses, les nationalités des découvreurs de nouvelles espèces de plantes en Chine ont évolué radicalement depuis 1750. En se penchant sur les registres contenant les 31 576 plantes chinoises décrites (2), les scientifiques ont constaté qu’avant 1923 toutes les nouvelles espèces ont été identifiées par des experts étrangers. Cette tendance s’est inversée graduellement par la suite, avec plus de 80 % des découvertes d’espèces effectuées par des personnes chinoises entre 1977-2018.

«Réimaginer nos rapport aux écosystèmes»

Les auteurs admettent que ces tendances ont été également façonnées par la géopolitique, avec une présence très limitée des scientifiques étrangers en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale et la révolution culturelle (1966-1976). Néanmoins, des décolonisations graduelles des recherches botaniques ont aussi été observées dans d’autres parties du monde, notamment en Amérique latine : alors qu’historiquement des scientifiques européens tel qu’Alexander von Humboldt avaient recensé des milliers d’espèces, les botanistes sud-américains ont désormais pris le relais. C’est notamment le cas de Ricardo Callejas Posada, un chercheur colombien qui a décrit 120 nouvelles espèces pour la seule année 2020.

Selon les auteurs «il reste des milliers de plantes à décrire en Chine. Ces espèces sont souvent de petite taille, peu visibles, menacées d’extinction car dotées d’aires de répartition très limitées. Les observateurs locaux qui passent beaucoup de temps sur le terrain ont de meilleures chances de les détecter». Pour Jiajia Liu et ses collègues, les scientifiques étrangers conservent néanmoins un rôle important, notamment pour la formation de taxonomistes dans des régions du monde où ils sont rares. Ceci contribuera «à soutenir les sciences populaires de la nature, à prévenir la “cécité végétale” du grand public en formant les jeunes générations à l’étude de la taxonomie des plantes».

Afin d’obtenir une lecture politique de cette thématique pour le moins brûlante, j’interroge Malcom Ferdinand, chercheur CNRS à l’Irisso /Université Paris Dauphine. De son point de vue «la crise de la biodiversité appelle non seulement à réimaginer nos rapports collectifs aux écosystèmes, mais également aux savoirs scientifiques, y compris la taxonomie. Il ne peut y avoir de décolonisation de nos rapports à la terre sans une décolonisation de la production scientifique».

(1) Liu, J., et al. (2023). Who will name new plant species ? Temporal change in the origins of taxonomists in China. Proceedings of the Royal Society B, 290 (1992)
(2) Ces plantes sont répertoriées selon la classification phylogénétique actuelle, mais elles étaient souvent déjà connues des savoirs traditionnels chinois.

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