Agir pour le vivant

Des maisons qui se mangent…

Des maisons qui se mangent…

par Clara Breteau, auteure, maîtresse de conférence en arts et écologies à l’Université de Paris VIII

Depuis plusieurs années, le conte «Hansel et Gretel» des frères Grimm me revient régulièrement en tête comme unepossible description de notre époque, une allégorie de la crise écologique.

Deux enfants marchent dans la forêt : debout face à une cabane, ils plongent leurs mains dans le mur et en détachent des morceaux de gâteau qu’ils se mettent à manger, puis ils puisent dans les châssis et les volets en chocolat à croquer, dans les portes en sucre d’orge, dans les fenêtres en gelée. Les fleurs et les herbes hautes qui entourent la cabane leur pétillent sur la langue et les branches des arbres sont en pâte d’amande. Autour d’eux, la forêt se dissout. La maison qui semblait stable, solide et habitable s’émiette sous leurs doigts.

Depuis plusieurs années, le conte Hansel et Gretel des frères Grimm me revient régulièrement en tête comme une possible description de notre époque, une allégorie de la crise écologique offrant une variante sucrée et acidulée de cette idée que nous serions en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Ou plutôt que, transformés en petits ogres par des forces ogresses (1), nous aurions entrepris de grignoter cette branche jusqu’à la dernière miette. Je méditai la construction d’une gigantesque installation, d’une «maison qui se mange» grandeur nature dont on pourrait picorer les meubles, le toit, les murs et que les visiteurs auraient pour mission de consommer petit à petit, dupliquant de manière concrète et métaphorique l’épuisement des ressources en train de se produire. Les politiques sanitaires accompagnant la pandémie de Covid-19 ont opposé de manière brutale les secteurs alimentaire et culturel de nos sociétés, en proclamant le caractère essentiel du premier et non-essentiel du second. Il existe pourtant en France des nébuleuses de lieux de vie dans lesquels «ce qui fait nourriture» sur le plan physique et poétique, loin de s’opposer, se réimbrique l’un dans l’autre. Ces nouvelles «maisons qui se mangent», ce sont les lieux autonomes : des lieux dont les habitants ont choisi de «bifurquer», optant pour une autre route que celle de la société de consommation, essayant de réapprendre, lentement, à tâtons, à produire eux-mêmes leur nourriture, leur énergie, leur logement, en réinscrivant leurs besoins quotidiens dans le monde vivant.

Refaire de l’habitat un langage et du langage, un habitat

Alors que les appels à déserter le système se multiplient et que l’urgence de trouver de nouvelles manières d’habiter n’est plus à démontrer (2), ces lieux autonomes plus sobres ou plus «vertueux» font aussi, comme le montre l’enquête que je leur ai consacrée (3), quelque chose de très important : ils transforment nos façons de faire signe et sens du monde. Ils créent une poétique nouvelle qui surgit dans l’habitat et les interstices du quotidien, crevant leur surface sous la forme de signes, d’images et de corps, humains et non-humains, qui s’enchâssent et s’entremêlent : des dortoirs pour plantes, une poule couveuse de livres, des arbres à pull, un tailleur de pierre sculptant les statues de calcaire cachées sous nos chairs. Dans ces maisons vivantes architecturées autour du monde organique, les métabolismes habitants et habités se mélangent : à l’intérieur des maisons, le poêle qui réchauffe est aussi un ventre qui digère la forêt après s’en être nourri. Via le compostage des déchets organiques de la cuisine et des toilettes sèches, les estomacs humains et les terres cultivées partagent, à différents stades de transformation, les mêmes nourritures et nutriments pour alimenter les organismes qui poussent autour d’eux.

Les lieux autonomes font donc proliférer les espaces comestibles et nourriciers : ils densifient les échanges de nourritures à l’intérieur du monde vivant qu’ils abritent, intensifient les circulations d’énergies et de matières. Cependant, ils rendent aussi l’habitat productif en nourritures pour les différents «ventres» qui se cachent dans notre organisme et dans lesquels, comme les ruminants avec leur estomac à quatre poches, nous digérons et distillons la matière de nos échanges avec le monde : ventre alimentaire, ventre sensoriel, ventres cognitif et imaginaire. Le monde vivant restauré sur le lieu rend de nouvelles parcelles de l’habitat convertibles en calorie, en énergie, mais aussi en un «monde» d’images, de signes et d’histoires. Les habitats autonomes et leur poétique roborative recèlent donc ce pouvoir : refaire de l’habitat un langage et du langage, un habitat. Chez eux, comme le dit Sylvie Barbe à Cantoyourte, la culture redevient forêt et la forêt, culture. Ils ressuscitent alors, dans un Occident qui se fantasme rationaliste, cartésien et «moderne», des formes propres et singulières de cette poétique animiste et ancestrale qui imprègne, urbi et orbi, les cultures vernaculaires.

«Assimiler» son environnement

Au fil de mon enquête, les lieux autonomes et leurs maisons qui se mangent sont venus chez moi réalimenter peu à peu un regard avide de signes, un regard sur le territoire hanté par une recherche et un effacement. C’est par eux que j’ai retrouvé en effet le fil enfoui de mon histoire coloniale : par eux que je me suis souvenue de ce grand-père, guérisseur algérien des montagnes des Aurès, fin connaisseur du langage des plantes et d’une forêt qui avait servi de repaire aux Berbères dans leurs luttes séculaires pour l’autonomie. Par eux que me sont revenus en mémoire mes ancêtres maternels, paysans originaires des forêts de la Sarthe et dont le nom, «Breteau», s’inscrivait dans la lignée des tenants de l’usage libre des milieux forestiers par sa référence au «bret», ce petit instrument utilisé par les braconniers pour attraper les oiseaux. Ce qui a réémergé à travers eux et leur pouvoir d’ébranlement poétique, c’est l’histoire de deux mondes colonisés et dépossédés, chacun à leur manière, de part et d’autre de la Méditerranée : l’un de paysans français privés de leurs moyens d’existence et contraints à l’exode par le projet d’un Etat-Nation industrialiste et centralisateur ; l’autre de paysans berbères asservis depuis l’extérieur par une France constituée en empire.

Sortie d’un estomac creusé par la faim coloniale, cette tribune cherche à braquer le projecteur sur ces lieux où l’on peut à nouveau «assimiler» son environnement, retrouver comment s’en nourrir métaboliquement et symboliquement, se réappropriant en le détournant le syndrome de l’ogre envahisseur qui mange ce qui l’entoure. Souvent taxés de minorités marginales, isolées et stériles du point de vue politique, les lieux autonomes doivent être réinscrits dans la filiation et la profondeur historique des cultures vernaculaires et de leur colonisation. Violente et sans fard dans le cas de la colonisation extérieure, leur éradication s’est faite de manière plus cryptée et rampante mais non moins réelle à l’endroit des cultures vernaculaires locales. Le lien entre langages et habitats a souvent été la cible privilégiée des entreprises colonisatrices : pour occuper le territoire, il fallait rompre ce lien, nettoyer les habitats de leurs signes tout en déterritorialisant les corps, les psychés et les cultures. Ironiquement, cette entreprise nous montre aussi le point faible du capitalisme colonial : ce «cordon ombilical» que les cultures vernaculaires et leur poétique instaurent entre habitants et habitats, ce nœud avec lequel le capitalisme ne peut pas composer et qu’il faut reconstituer, si on veut le dénoncer et le combattre.

(1) La figure de l’ogre est souvent assimilée au colonisateur, voir par exemple chez Michel Talata et François Benoit, Le Choix de L’Ogre : Rue des Harkis, Paris, Somogy éditions, 2021.
(2) Voir notamment Olivier Monod, «A AgroParisTech, le discours d’étudiants refusant les «jobs destructeurs» qui leur sont promis», Libération, 11 mai 2022.
(3) Clara Breteau, Les vies autonomes, une enquête poétique, collection «Les Voix de la Terre», Arles, Actes Sud, à paraître le 14 septembre 2022.
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